Le Figaro - [16 juillet 2005]
- Julien Bourdet
NUCLÉAIRE Cette première bombe
expérimentale fut suivie par les attaques meurtrières de Hiroshima et Nagasaki
Il y a 60 ans explosait la première bombe
atomique de l'Histoire
«Un nuage compact, massif se forma, puis monta en fluctuations en hauteur
avec une puissance effrayante. A la première explosion se succédèrent deux
autres, de moindre luminosité. Le nuage monta à une grande hauteur, il prit
une forme de globe, puis celle d'un champignon, puis s'allongea en forme de
cheminée et, finalement, s'éparpilla en plusieurs directions sous les vents
qui soufflaient aux diverses altitudes.» C'est
en ces termes que le général Leslie Groves, maître d'oeuvre du projet Manhattan
? qui visait à développer la bombe atomique aux Etats-Unis ?, raconte la première
explosion nucléaire de l'histoire de l'humanité, le 15 juillet 1945, peu après
cinq heures du matin, dans le ciel d'Alamogordo en plein désert du Nouveau-Mexique.
Démarré moins de quatre ans auparavant par le président Roosevelt, le projet
Manhattan venait d'atteindre son objectif : construire la bombe avant l'Allemagne
nazie.
C'est le 16 décembre 1941, après l'agression de la flotte américaine par les
Japonais à Pearl Harbor, que Franklin Roosevelt décide de doter son pays de
la puissance atomique. Dès 1939, le principe de la bombe était établi. En
1934, Frédéric et Irène Joliot-Curie avaient découvert la radioactivité artificielle
et, en 1938, les Allemands Otto Hahn et Fritz Strassman avaient compris que
le noyau d'uranium, bombardé de neutrons, se casse en deux en libérant deux
neutrons et une énergie considérable, un phénomène appelé fission nucléaire.
Un an plus tard, Frédéric Joliot puis les Américains Enrico Fermi et Leo Szilard
découvraient le principe de réaction en chaîne (les neutrons libérés cassent
à leur tour d'autres atomes d'uranium, et ainsi de suite libérant une énergie
encore plus grande), celui-là même qui serait utilisé pour la bombe.
Le physicien Szilard, d'origine hongroise, ayant fui le régime nazi en 1933,
est l'un des premiers à avoir l'idée de la bombe. Il alerte les autorités
américaines sur le risque de voir les Allemands développer les premiers cette
arme de destruction massive et préconise de lancer un grand projet américain
pour devancer les Nazis. C'est grâce à Einstein, qui accepte de signer une
lettre adressée à Roosevelt affirmant la nécessité de développer la bombe,
qu'il est entendu. Le physicien d'origine suisse le regrettera d'ailleurs
amèrement après le bombardement d'Hiroshima et de Nagasaki le 6 et le 9 août
1945. Mais le projet Manhattan était né et plus rien ne devait l'arrêter.
Ce fut sans aucun doute le projet scientifique le plus ambitieux de l'Histoire.
En moins de quatre ans, il allait engloutir 2 milliards de dollars (de l'époque)
et mobiliser quelque 150 000 chercheurs et ingénieurs américains, pour la
plupart, et anglais. Parmi eux, une vingtaine sont ou seront Prix Nobel.
Mi-septembre 1942, le général Groves est nommé à la tête du projet. Il choisit
Robert Oppenheimer, physicien américain de Berkeley comme responsable scientifique.
En décembre 1942, Fermi, un physicien italien émigré aux États-Unis, réussit
à faire fonctionner la première pile atomique au monde qui produit de l'énergie
grâce à la fission nucléaire. La possibilité de construire la bombe venait
ainsi d'être démontrée. Les scientifiques indiquent alors deux pistes qui
correspondent chacune à un élément chimique capable de subir la fission :
l'uranium et le plutonium. Ce seront donc deux bombes différentes qui seront
construites. Trois sites sont
alors choisis où les équipes travailleront dans le plus grand secret : Oak
Ridge pour la production d'uranium, Hanford pour celle du plutonium et le
célèbre Los Alamos, «camp de concentration des Prix Nobel», selon l'expression du physicien Bertrand Goldschmidt,
auteur de l'Aventure atomique
(Fayard, 1962). C'est ici que les savants étudieront et mettront au point
les trois bombes, Fat Man (largué
à Nagasaki), Little Boy (largué
à Hiroshima) et enfin la première à exploser le 15 juillet 1945, sous le nom
de code Trinity.
Bien que connaissant l'énergie qui allait être libérée par l'explosion (21
000 tonnes de TNT), les acteurs du projet rassemblés à Alamogordo ce jour-là
dans un abri bétonné à 8 km du point zéro sont stupéfaits par le phénomène.
A l'image du général Farrel : «Le déplacement d'air frappa violemment les
gens et puis, presque immédiatement, un coup de tonnerre assourdissant, terrifiant,
interminable suivi, qui nous révéla que nous étions de petits êtres blasphémateurs
qui avaient osé toucher aux forces jusqu'alors réservées au Tout-Puissant».
Devant cette démonstration de puissance, certains scientifiques s'inquiètent
des conséquences de leur acte. Szilard et d'autres des collègues s'opposent
alors à toute utilisation militaire de la bombe. «N'ouvrons pas l'ère atomique
par une explosion cruelle, faisons leur une démonstration, cela suffira peut-être
à persuader les Japonais de se rendre», déclarent-ils dans une pétition commune. Mais le sort
était déjà joué. Truman et l'état-major américain, soutenus par Oppenheimer,
voulaient en finir avec la guerre et éviter à l'Amérique d'autres pertes humaines
massives. Soit en envahissant militairement le Japon. Soit en utilisant la
bombe atomique. C'est cette dernière option tragique qui a été choisie. Les
deux sites japonais furent alors sélectionnés pour faire le maximum de dégâts,
250 000 personnes moururent à Hiroshima et 150 000 à Nagasaki.
Le Figaro - [16 juillet 2005] - Julien Bourdet
Le projet Manhattan
Il n'y eut pas un seul type de bombe développé
par les Américains dès la fin de 1941, au cours du projet Manhattan, mais
deux. Une bombe à l'uranium et une au plutonium. Les chercheurs avaient en
effet découvert que chacun de ces deux éléments était capable de subir une
fission nucléaire, le phénomène physique responsable de l'explosion.
Dans les deux cas, il s'agit de réunir la matière fissile au dernier moment.
Elle atteint alors une masse au-delà de laquelle la réaction se déclenche
et libère une énergie colossale. Pour l'uranium, cette masse est de 52 kg
et pour le plutonium de 10 kg. Et pour chacune, le principe de rapprochement
de la matière fissile est différent.
Dans le cas de l'uranium, les chercheurs adoptèrent la technique dite par
insertion : un bloc d'uranium est projeté sur un autre. Jugé simple à mettre
en place, le procédé ne fut pas testé au cours d'un tir expérimental, les
Américains «se contentant» de larguer la bombe Little Boy à l'uranium sur Hiroshima. Pour le plutonium, il fallait
développer une technique plus complexe qui réunisse la matière encore plus
vite. C'est la technique par implosion qui fut retenue. Deux bombes furent
construites : la première fut donc testée le 15 juillet dans le désert américain,
l'autre, Fat Man, larguée le
9 août sur Nagasaki.